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Dans le cadre du concert PIERROT LUNAIRE programmé par le Quartz nomade, donné à l’Auditorium du Conservatoire de Musique de Brest Métropole le samedi 14 janvier 2023 à 20h30, l’ensemble Sillages interprétera la pièce From the Distant Plains II pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano de la compositrice Lu Wang.
Elle s’est prêtée au jeu d’un court entretien, nous l’en remercions :
Bonjour chère Lu,
Quel est votre premier souvenir de composition, et comment résonne-t-il avec votre parcours aujourd’hui ?
Quand j’ai commencé à composer j’avais 14 ans. C’est l’âge où la plupart des jeunes adultes grandissent et se transforment socialement et émotionnellement en une autre version d’eux-mêmes. Alors que la vie d’un.e adolescent.e peut être accablante, la composition est une affaire privée et apaisante. La pratique qui consiste à s’asseoir seule et à écrire de la musique ressemble à celle d’écrire son journal sans projeter de le faire publier. Cet état d’esprit s’empare encore de moi quand je compose aujourd’hui, cette partie où je fais face à moi-même. De la même manière, regarder en arrière vers ses œuvres antérieures s’apparente à relire son vieux journal intime. C’est précieux de découvrir et d’accepter ces constantes recherches, confusions et développements.
Vos deux derniers albums, An Atlas of Time (2020) et Urban Inventory (2018), qui se reflètent l’un l’autre d’une certaine manière, relèvent l’intensité avec laquelle vous écoutez notre monde, on pourrait dire, à une échelle mondiale, puisque vous dessinez des cartes de vos propres expériences d’écoute tout en les retravaillant. Quels sont vos sentiments en tant qu’artiste envers la mondialisation ? Comment les exprimez-vous à travers votre musique ?
Nous parlons de mondialisation à des échelles politiques, économiques et intellectuelles. Mais chacun.e d’entre nous n’est qu’un être humain individuel vivant la plupart du temps au sein de limites géographiques, de préférences esthétiques et culturelles qui sont profondément enracinées en nous en fonction de l’endroit et la manière dont nous avons été élevés.
La mondialisation peut nous inspirer le sentiment d’avoir davantage en commun en termes de pop culture, de technologies, et nous apporter un plus grand accès à l’information ou à la désinformation.
En tant qu’artiste, je suis encore plus sensible à la préservation de la culture, pas seulement de la musique, mais aussi des rituels, des artisanats, des dialectes, des modes de vie et de socialisation de chaque tradition familiale particulière et unique… J’espère qu’en augmentant tous les profits capitalistes dont nous bénéficions, la mondialisation n’effacera pas en même temps ce que chaque culture distincte nous a offert du passé.
Les patrimoines culturels et artistiques transmis par la génération précédente sont vivants. Peut-être qu’ils ne paraissent pas « utiles ». Mais nous sommes là pour les connaître et les apprendre, et aussi pour nous inscrire quelque part dans cet héritage. C’est quelque chose qui, une fois disparu, ne peut pas être facilement retrouvé, comme la perte des langues indigènes.
Je suis sincèrement curieuse de la musique traditionnelle chinoise et des langues de différentes régions.
Apprendre le b-a-ba est une leçon d’humilité. Cela me rappelle que je dois rester une personnalité individuelle en tant qu’artiste. Alors que nous vivons dans ce monde dominé par la culture pop dominante et commerciale, avec son consumérisme assimilé, si l’art n’entre pas en connection avec notre héritage et reste indépendant, alors à quoi bon ?
Votre utilisation de l’instrumentation occidentale déconstruit et réinitialise souvent la qualité sonore des instruments traditionnels et des techniques vocales orientales. C’est le cas dans From the distant Plains II avec la guimbarde et le « long tune » inspirés de la musique traditionnelle mongole.
En musique, comme c’est le cas dans l’interconnexion des langues, ressentez-vous le besoin de traduire les codes et les coutumes associées ? Pourquoi ?
Je suis avant tout attirée par divers dialectes et instruments folkloriques non occidentaux en raison de leurs expressions puissantes, du contexte socio-culturel, des personnes derrière la musique, et ensuite seulement par les sons produits. Un morceau de musique peut vous faire fondre en larmes sans qu’aucun mot ne soit dit dans votre langue.
Je ressens des résonances d’une telle immédiateté dans mon cœur quand j’entends ces musiques : par exemple quand ma grand-mère chante l’ancien opéra Qin dans notre salon dans sa tessiture rauque et brisée, quand elle joue faux le Er-hu en me racontant que c’était pour elle comme une évasion dans les années 1950 à la politique turbulente. Ou encore lorsque mon défunt grand-père a chanté la chanson pop Shang Hai qui date des années 1930 alors qu’il avait déjà la maladie d’Alzheimer, avant de me dépeindre les danses de salon pendant la République de Chine.
Traduire, translittérer ce qui m’a touché musicalement n’est qu’un point de départ pour moi pour composer ma propre musique. Cette connexion à une véritable émotion humaine est très importante pour moi. Ce que j’essaye de réaliser dans mon travail, c’est de partager une émotion sincère qui m’appartient. Les vies qui vivent à l’intérieur et autour de moi.
Ces diverses traditions folkloriques se sont perpétuées d’une génération à l’autre à travers leurs expressions uniques pour former une écologie culturelle qui leur est propre. Chaque interprétation ajoute une nouvelle saveur à l’écoulement du temps.
En tant que compositrice de formation professionnelle, mon but n’est pas d’écrire de la musique difficile techniquement, mais de vivre autant que possible en-dehors de ma propre boîte culturelle et esthétique. Pour cela, j’absorbe continuellement la musique folklorique, je comprends les humains, et je reste patiente pour voir ce qui sort de moi en tant que créatrice.
Comment la notion de « paysage sonore » œuvre-t-elle dans votre musique et pourquoi est-elle importante ?
J’ai grandi immergée dans une variété de sons tout le temps, nuit et jour. Nous vivions dans un appartement avec une seule chambre au centre de la ville. De là on entend tout de tous les voisins, la cuisine, le piano, les querelles, le moment où ils battent leurs enfants, les vendeurs de rue, les commérages qui remontent de la cour des baby-sitters, les machines de l’usine textile derrière le mur du fond du complexe d’habitation, la construction de la route et des tuyauteries pendant la nuit, le club KTV (club de karaoke) à deux portes de là…
J’ai toujours eu la sensation de me sentir comme à la maison dans un environnement sonore complexe et presque chaotique. Apprécier le silence est en fait une chose que j’ai apprise plus tard dans la vie après avoir quitté la Chine.
Évidemment, j’ai commencé à remarquer tout ce qui se passait dans le « silence » au milieu des bois, par exemple lors de la résidence d’artistes MacDowell le mois dernier. C’est important que je ne me coupe pas intentionnellement de ce volet de mon expérience vécue lorsque je compose. Il est donc naturel que j’écoute et que j’écrive avec mon propre paysage sonore vivant à l’intérieur de moi.
Au fur et à mesure que je vis et que je déménage dans différents endroits, mon paysage sonore se développe et j’accueille ces changements. Je suis sensible aux éléments nouveaux et aux parties manquantes.
Encore une fois, je suis patiente. Le changement dans ma musique se produit pendant que le paysage sonore se transforme, mais toute cette métamorphose doit être organique. Cela prend du temps. Pendant ce temps, je vis et j’écoute pleinement.
Avez-vous déjà été en Mongolie ? Quelles représentations associez-vous à ce pays ? Quels souvenirs en gardez-vous ?
Je suis née et j’ai été élevé dans la province du Shaanxi. Sa partie nord est adjacente à la Mongolie intérieure. “Zou Xi Kou” signifie aller au nord pour que les gens se rendent en Mongolie intérieure pour travailler. Ce type de migration de la main-d’œuvre a commencé sous la dynastie Ming. Un style de chanson folklorique porte également le nom de « Zou Xi Kou », je le connais depuis que je suis enfant.
Lorsque j’étais étudiante au Conservatoire central de musique de Pékin, j’ai rencontré un merveilleux flûtiste, Christoph Bosch, qui venait de Bâle. Il m’a commandé une pièce pour flûte solo intitulée A Distant World. Plus tard, Christophe a créé cette pièce en Mongolie lors d’un festival de musique qui a lieu dans le désert. C’était la première fois que ma musique était jouée en-dehors de la Chine. J’imaginais ce que ce serait de partir en voyage dans le désert, de rester dans les camps et de créer de la nouvelle musique ! Et la Mongolie est étrangement le symbole pour moi d’un monde extérieur, c’est resté comme un fantasme.
Je suis aussi fan du rap mongol !
Qu’est-ce que le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg représente pour vous ?
Quand j’ai entendu Pierrot Lunaire pour la première fois, j’étais une compositrice de lycée. Cette œuvre était si frappante et mystérieuse pour moi. Elle m’a montré un nouveau langage, une nouvelle harmonie, une nouvelle texture, tout cela travaillant ensemble de façon si complexe. Cette façon de parler en chantant était alors nouvelle pour moi mais en même temps semblait très organique à mes oreilles d’adolescente. Je n’y ai même pas réfléchi comme à une nouvelle technique, j’ai simplement été captivée et enthousiasmée par l’univers sonore du Pierrot Lunaire.
Arnold Schönberg a développé le sprechgesang dans Pierrot Lunaire. Vous-même travaillez sur l’intonation, le contexte et les contours de la parole afin de les souligner de façon signifiante. Pourquoi trouvez-vous que l’imitation de la parole de façon musicale est intéressante ?
La musique est abstraite. Les motifs musicaux, les phrases, les pauses, les poussées et les attractions, les arrêts soudains, les répétitions, les ornementations, les notes de passage, les dynamiques font que la musique vaut la peine d’être écoutée. Mais nous ne savons pas exactement ce qu’elle essaie de dire. Ce n’est pas une langue.
Des langues différentes ont des règles linguistiques très différentes. Il n’y a pas de genre dans les mots chinois, ce qui est différent du français. Certaines de ces règles peuvent être reconnues et entendues à travers les formes des sons que notre bouche émet et par la direction de l’intonation. Certaines de ces caractéristiques peuvent être perçues comme des motifs et des transformations continues de ces motifs.
Les mots sont drôles. Nous pensons que nous les connaissons. Mais cela peut être très abstrait. Par exemple : « je t’aime » c’est abstrait pour moi. Dans la culture dans laquelle j’ai grandi nous ne disons jamais « je t’aime ». Nous disons tout le reste avec un ton qui permet de vous faire ressentir que vous êtes aimé. Parfois cela peut sembler un peu harcelant, parfois assez anxieux. Mais au fond l’on comprend que cela veut dire « je t’aime ».
Le ton avec lequel nous livrons nos mots et toutes ses nuances m’intéressent. Je pense que cet intérêt est devenu très fort lorsque j’ai déménagé pour la première fois à New York. À l’époque je ne pouvais pas comprendre ce qui se passait au séminaire d’études supérieures à Columbia. Je pouvais en grande partie lire seulement l’humeur et les expressions.
J’espère apporter à ma musique ces voix expressives et personnelles que les gens utilisent lorsqu’ils parlent.
Mes compositions imitaient plus directement le contour du langage il y a quelques années. J’explore aujourd’hui des moyens de développer mon propre langage, fondé sur ces translittérations, grâce à l’orchestration, l’analyse de timbre et la micro-tonalité.
Quel est votre processus de composition ? Avez-vous des rituels ou des méthodes spécifiques ?
Je suis pianiste de formation. Je ne travaille plus en tant qu’interprète, mais j’adore être proche de mon instrument. L’ improvisation, la lecture à vue de partitions complètes et les transcriptions de jazz au piano sont toutes des parties très agréables et enrichissantes de ma pratique. Je n’ai pas forcément de bonnes idées au piano. Jouer ou jouer du piano m’aide aussi à me reconnecter à mon enfance, quand je passais des heures avec mon piano droit made in China Pearl River. C’est vraiment réconfortant et intime lorsque vous avez ce lien avec votre passé. Garder ce lien avec son amour initial pour la musique à travers l’instrument est au cœur même de mon travail.
J’adore faire de longues promenades. À présent j’ai une fille âgée de quatre ans, donc je n’ai pas autant de temps qu’auparavant. Ma fille m’a appris non seulement à être encore plus observatrice et curieuse, mais aussi à être absolument courageuse et implacable lorsqu’il s’agit de reconstruire, couper et réviser son propre travail. Mon processus consiste à réaliser et à réviser constamment tout en même temps. De rester critique sans ressentir de la pitié pour toutes les notes inutilisées est, je suppose, ma méthode.
Quel rôle joue la composition dans votre propre rapport au temps et à l’identité ?
Je suis reconnaissante d’être en mesure de faire ce que je fais. C’est un privilège. En effet écrire de la musique m’a permis de me concentrer sur les changements dans ma vie et la transformation de ma propre identité à travers l’art et en temps réel. C’est un tourne-disque et un miroir. Cela ne ment pas. Chaque travail terminé estampille dans le temps la personne que j’étais au milieu de nos vies éphémères.
Aujourd’hui, les frontières floues entre les genres et les pratiques, les idées sociales et politiques complexes et conflictuelles avec lesquelles chacun.e d’entre nous pourrait lutter se reflètent honnêtement dans mon travail. La composition m’apprend à avoir un esprit mature et ouvert quand je fais face à notre propre passé et futur, et à continuer de créer. Nous savons qu’en musique il n’y a pas de direction fixe, il en est de même dans la vie.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je viens tout juste de finir une nouvelle pièce pour orchestre intitulée Surge pour l’orchestre philharmonique de New York, qui sera créée en janvier. Je suis en train de travaille sur une nouvelle pièce pour soprano et grand ensemble inspirée par des poèmes de travailleurs migrants chinois, commandée par le Seattle Modern Orchestra, pour une première en juin 2023.
Biographie
La compositrice et pianiste Wang Lu écrit une musique qui reflète une identification naturelle aux influences des environnements sonores urbains, aux intonations et contours linguistiques, à la musique traditionnelle chinoise et aux traditions d’improvisation libre, à travers le prisme des techniques instrumentales contemporaines et des nouvelles possibilités sonores.
Elle est actuellement professeur agrégée de musique à l’Université de Brown, après avoir obtenu son doctorat de composition à l’Université de Columbia ainsi que le diplôme du Conservatoire Central de Musique de Pékin. Les œuvres de Wang Lu ont été jouées dans le monde entier.
Wang Lu était en 2020-2022 la compositrice émergente d’opéra avant-garde du Chicago Opera Theatre. Le 4 mars 2022, son opéra de chambre The Beekeeper a été créé dans son entièreté au Chicago’s Athenaeum Center en collaboration avec la librettiste Kelley Rourke.
Ses projets à venir incluent une nouvelle œuvre de chambre commandée par l’ensemble berlinois Mosaik et une commande de la Fondation Barlow pour soprano et grand ensemble avec le Seattle Modern Orchestra.
À propos de son album portrait Urban inventory, sorti en mars 2018, Alex Ross écrit dans le New Yorker : « J’ai écouté au moins une douzaine de fois le nouvel album de la compositrice Wang Lu, Urban inventory (New Focus Recordings), et je demeure perdu avec bonheur dans son dédale d’idées et d’images. Chaque instant est vivement gravé, trempé de couleurs instrumentales, imprégné d’influences allant de la musique folklorique ancienne chinoise aux dernières détonations de l’avant-garde européenne… Le sentiment de solitude qui émerge à la fin de « Cloud Intimacy » se cache derrière tous les délires minutieux de Wang Lu : c’est celui d’une œuvre faite avec la solitude essentielle à la composition, assise en silence à rêver d’une musique qui n’a jamais été entendue. »
propos recueillis et traduits par Marie Bouchier